Version audio du portrait

Maria Grazia dite Lella Lombardi, 1941 – 1992, italienne, pilote de course automobile
Chère Lella,
Nous sommes le 27 avril 1975, sur le circuit de Montjuic, la célèbre colline de Barcelone. Sur la grille de départ, 25 fauves d’acier s’apprêtent à dévorer l’asphalte. Niki Lauda, au volant de sa Ferrari, est en pole position. Tu es reléguée dans l’anonymat de la dernière ligne, à la 24ème place. Pourtant, un peu moins de 45 minutes plus tard, tu vas écrire l’histoire de la course automobile. Au même moment, la mort, qui aime à rôder aux abords des circuits, va frapper à cinq reprises.
Tu es née le 26 mars 1941 à Frugarolo, un petit village du Piémont, dans le nord-ouest de l’Italie. Ta passion pour la course automobile naît d’une histoire de nez cassé, l’année de tes 13 ans. Lors d’un match de handball, un sport où tu excelles, tu reçois un violent coup au visage, qui te fracture le nez. L’adversaire qui t’a blessé t’amène à l’hôpital au volant de son Alfa Roméo. Grisée par la vitesse, te voilà mordue et rien ne pourra te détourner de ton incroyable destin.
Mais venant d’un milieu modeste, tu dois multiplier les petits boulots pour financer ta première saison de karting en 1965. Très vite, tu multiplies les victoires, ton talent et ton intrépidité te valant le surnom de tigresse de Turin. Tu gravis un à un les échelons des catégories, malgré les moqueries de tes homologues masculins. Eux qui aiment à affirmer que les femmes ne sont pas faites pour conduire, ils sont bien embêtés de te voir les battre systématiquement. C’est donc que tu n’es pas une vraie femme, aiment-ils à ricaner entre eux. Mais tu n’as pas de temps à perdre avec ces idiots misogynes, tu sais ce que tu vaux, et ce que tu veux. Et ce que tu veux bien sûr, c’est piloter en catégorie reine, la Formule 1.
Tu participes à ton premier grand prix sur le circuit de Brands Hatch, en Grande-Bretagne, au mois de juillet 1974. Tu fais forte impression pendant les essais, mais une casse de boite de vitesse te prive de la qualification.
Ce n’est que partie remise. Dès ta première course de la saison 1975, en Afrique du Sud, au volant d’une March, tu deviens la deuxième femme à te qualifier pour le départ d’un Grand Prix, après Maria Teresa de Filippis en 1958. Un problème d’alimentation de ta monoplace te contraint à l’abandon, mais la gloire n’est plus très loin.
Avril 1975, nous voilà de retour à Barcelone. L’Espagne vit le crépuscule du régime de Franco. Après l’Argentine, le Brésil et l’Afrique du Sud, le Grand Prix d’Espagne est le quatrième d’affilé à se courir dans une dictature. Mais peu importe, hier comme aujourd’hui le sport business ne fait pas de politique et se soucie fort peu des droits de l’Homme.
Le circuit de Montjuic est aussi spectaculaire qu’il est dangereux. La sécurité est aux abonnées absentes, avec des barrières de protection qui, mal fixées, menacent de céder au premier impact. Les pilotes automobiles ont l’habitude de danser avec la mort, mais cette fois la valse est vraiment trop risquée.
Alors le vendredi, ils refusent de prendre le départ des essais. L’organisation s’affaire toute la nuit pour réparer les barrières, mais le problème est loin d’être réglé le samedi matin, entraînant un nouveau refus des pilotes. Face au risque de devoir annuler le Grand Prix, les organisateurs menacent les écuries de les attaquer en justice et de faire confisquer le matériel par la guardia civil. Ambiance ambiance dans les padocks. Les pilotes n’ont alors pas d’autre choix que de reprendre le volant pour les qualifications, remportées donc par Niki Lauda et dont toi, chère Lella, tu te classes 24ème.
Tout ce beau monde se retrouve le dimanche matin pour le départ de la course, à l’exception du brésilien Emerson Fittipaldi qui a refusé de prendre le volant en raison des mauvaises conditions de sécurité. Les choses se gâtent dès le départ, avec un énorme carambolage contraignant Niki Lauda à l’abandon dès le premier tour, après que sa Ferrari ait pris feu.
Au fil des tours, les abandons se poursuivent suite à des accrochages ou des casses mécaniques, te permettant de remonter place après place. Mais c’est au 26ème tour que le drame va se produire. L’aileron arrière de la Hill de Ralf Stommelen se détache. Complétement déséquilibrée, la voiture de l’Allemand décolle sur une bosse, heurte le côté intérieur de la piste avant d’être renvoyée vers l’autre versant. La voiture vole au-dessus du rail de sécurité et vient s’écraser dans la foule. Quatre personnes sont tuées sur le coup, une cinquième succombera à l’hôpital de ses blessures. Stommelen lui échappe miraculeusement à la mort, mais la faucheuse aura sa revanche 8 ans plus tard, en 1983. Sur le circuit de Riverside, à Los Angeles, à 300 km/h, il perd le contrôle de sa Porche, de nouveau suite à une perte d’aileron arrière.
A Barcelone, la course est finalement arrêtée au 29ème tour et les positions sont figées. Comme moins des deux tiers de la course ont été parcourus, les points attribués sont divisés par deux, une première dans l’histoire de la Formule 1. Ta 6ème place te vaut donc de recevoir un demi-point. Demi-point que t’aurais bien ravi Alain Prost presque 10 ans plus tard, pour gagner son premier championnat du monde face à Niki Lauda. Malgré une 7ème place au Grand Prix d’Allemagne 1975, ce seront les seuls points de ta carrière, et c’est donc toi, chère Lella, qui possède le record du plus petit nombre de points inscrits en Formule 1.
Ta carrière de pilote de Formule 1 s’achève en 1976, et c’est surtout dans les courses d’endurance où tu te feras un nom. En 1977, tu termines 11ème des 24 heures du Mans avec la Belge Christine Beckers, ce qui reste encore à ce jour le deuxième meilleur résultat d’une équipe féminine. En 1979, tu deviens la première femme à remporter la victoire dans une course de la Fédération Internationale d’Automobile, lors des 6 heures de Pergusa en Italie.
En 1988, après plus de 20 ans de compétition, tu décides de prendre ta retraite pour fonder une entreprise de management sportif. Mais en 1992, tu es finalement vaincue par un cancer du sein contre lequel tu auras courageusement lutté pendant sept années. Le 3 mars, dans une clinique de Milan et à quelques jours de ton 51ème anniversaire, tu es définitivement contrainte à l’abandon.
En racontant ton histoire, chère Lella, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi l’histoire de la Formule 1 ne raconte pas de duels épiques entre Divina Gallica et Désiré Wilson ou entre Giovanna Amati et Teresa de Fillipis. A l’image de ce légendaire Grand Prix du Brésil en 2008, dernière course de la saison et où Lewis Hamilton est venu remporter son premier titre de champion du monde dans le dernier tour, au nez et à la barbe du local Felipe Massa. Posons la question qui fâche, est-ce que les femmes conduisent moins bien que les hommes?
Je ne vais pas faire l’inventaire des expressions débiles de machisme de la langue française, on y passerait la journée. Mais celle qui a donné son titre à ton portrait mérite certainement la pole position. “Femme au volant, mort au tournant”, mais de qui se moque-t-on? Est-il donc besoin de rappeler que 80% des accidents mortels sont causés par un homme? Et que quand une femme meurt en voiture c’est souvent parce qu’elle était assise à la place de la morte? Faudra-t-il se résoudre à afficher à l’arrière des voitures conduites par des hommes un H, à l’image du A des apprenti·es conducteurices?
Et je ne parle pas de cette banale violence du quotidien. Je sors des statistiques sourcées mais je n’ai pas mémoire d’une conductrice en qualifiant un· e autre de pétasse, enculé ou autre douceur fleurie couramment entendue dans la bouche de ces messieurs, bien souvent avec leurs enfants assis sur la banquette arrière. J’ai une théorie personnelle qui dit qu’un homme perd instantanément 30 points de QI lorsqu’il s’installe au volant d’une voiture. Et comme certains d’entre nous partent d’assez bas…
Dans un passionnant épisode des couilles sur la table, Tal Madesta et Marie-Axelle Granié nous expliquent que ces différences de comportement entre conducteurs et conductrices sont très liées à l’éducation que nous recevons. Là où nous expliquons aux filles qu’elles doivent se montrer prudentes, on apprend aux garçons que leur virilité se mesure à leur capacité à prendre des risques. Hé bien c’est la même chose au volant d’une voiture. Allez, je peux conduire avec quatre verres de vin dans le nez, mais si ça le fait pour dépasser ce camion, le prochain virage je le passe sans freiner !
Alors non messieurs, nous ne sommes ni Max Verstappen ni Vin Diesel dans Fast and Furious. Donc s’il vous plaît, pour nous, pour nos femmes et nos enfants, mollo sur l’accélérateur et gardons les deux mains sur le volant. Et encore mieux, laissons le volant à nos compagnes, cela nous permettra de lire tranquillement les portraits de Lella Lombardi et des autres oubliées.
Je connaissais Michael Schumacher, Fernando Alonso et Ayrton Senna, mais je ne te connaissais pas, Lella Lombardi. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas.
Portrait rédigé par Guillaume Dufresne
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