
Adrienne Riche (1929 – 2012), était une poétesse et théoricienne féministe américaine. une part importante de son œuvre est consacrée à son lesbianisme et à son engagement contre l’hégémonie de l’hétérosexualité comme seule norme sociale de la sexualité.
Elle a aussi écrit cette phrase magnifique que j’ai découverte dans le cinquième et dernier épisode du podcast « C’est quoi l’amour maîtresse? »
« Quand quelqu’un avec l’autorité d’un enseignant décrit le monde et que tu ne t’y retrouves pas, il y a un moment de déséquilibre psychique, comme si tu te regardais dans un miroir sans t’y voir »
Ce texte est issu du recueil Midnight Salvage, Poems 1995 – 1998, dans une traduction inédite de Thibaut von Lennep. C’est un hommage au poète surréaliste René Char, et à son engagement dans la Résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale
Char
1
Il y a des fougères il y a la mûre noire
il y a le village où nul villageois n’a survécu
il y a les hitlériens il y a les gardes forestiers
qui nourrissent les partisans du maigre contenu des garde-manger
il y a la lune en feu dans chacun de ses quartiers
il y a la lune « d’étain et de sauge » et des pilotes invisibles qui larguent
des présents explosifs dans des prés de brume et de grillons
il y a le coucou et le tout petit serpent
il y a le couvert mis à tous les repas
pour la liberté dont la place demeure vide
les jeunes hommes qui vaquent à leurs passions nouvelles
(Aimez au même moment qu’eux les êtres qu’ils aiment)
L’obscurité, le code, l’existence invisible
d’une grive dans les roseaux, le poète qui veille
tandis que s’en vont les taches de sang du revolver, dans le seau
Rouge-gorge, votre chant fait s’ébouler des souvenirs
Horrible journée… Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ?
Ce village devait être épargné à tout prix…
Comment m’entendez-vous ? Je parle de si loin…
Les genêts en fleur nous dissimulaient derrière leur vapeur jaune flamboyante…
2
Cette guerre se prolongera au-delà des armistices platoniques. L’implantation des concepts politiques se poursuivra contradictoirement, dans les convulsions et sous le couvert d’une hypocrisie sûre de ses droits. Ne souriez pas. Écartez le scepticisme et la résignation et préparez votre âme mortelle en vue d’affronter intra-muros des démons glacés analogues aux génies microbiens.
Le poète en temps de guerre, le petit frère des surréalistes
devenu réaliste (ce village devait être épargné à tout prix)
tous les yeux portés sur lui dans les bois bondés de maquisards qui at-
tendaient de lui le signal d’ouvrir le feu et de sauver leur camarade
a répondu non de la tête et a regardé l’exécution de Bernard
en sachant que descendre dans la rue et tirer au hasard
est peut-être l’acte surréaliste le plus simple mais ne change
jamais l’équilibre des forces et que les actes réels ne sont pas simples
Le poète, susceptible d’exagération, évolue correctement dans le supplice
Sachant que la fin de la guerre
ne signifierait pas la fin des microbes glacés en chaque âme
les jeunes combattants pour la liberté
amoureux de la Résistance
animés d’un frisson pour la violence
familiers comme sa propre joue sous la lame du rasoir
3
Insoluble torrent de pluie de la conscience comme un écho du futur
je veille pour toi ici près des roseaux d’Elkhorn Slough
et de l’embouchure brunâtre de la Salinas River qui devient verte
là où l’aigrette blanche pêche sur ses berges fragiles
Guide hermétique dans la résistance je t’ai trouvé et t’ai perdu
plusieurs fois dans ma vie Jamais tu n’as été que
ce poète consterné et pétrifié par la guerre tu as pris
des décisions terribles et délicates et cela n’a pas terni
ton sens des limites Tu as vu des écureuils s’écraser
de la cime de pins en feu lorsqu’a explosé la bombonne
et pire et pire et tu avais la charge de chaque péril
les motifs incendiaires des autres, tu en avais la charge
ainsi que de ce besoin d’un courage enveloppé d’une délicatesse absolue
et tu décidais et tu as vécu ainsi et tu as
fait survivre la poésie à tes lèvres comme un brin de serpolet arraché
d’un pré embrasé une petite branche de mimosa
d’un pays pas encore dévasté Tu as gardé ton bon sens
avec toi comme cela et comme ceci je veille pour toi
Et le texte original en anglais
Char
1
There is bracken there is the dark mulberry
there is the village where no villager survived
there are the hitlerians there are the foresters
feeding the partisans from frugal larders
there is the moon ablaze in every quarter
there is the moon « of tin and sage » and unseen pilots
dropping
explosive gifts into meadows of fog and crickets
there is the cuckoo and the tiny snake
there is the table set at every meal
for freedom whose chair stays vacant
the young men in their newfound passions
(Love along with them the ones they love)
Obscurity, code, the invisible existence
of a thrush in the reeds, the poet watching
as the blood washes off the revolver in the bucket
Redbreast, your song shakes loose a ruin of memories
A horrible day…Perhaps he knew, at that final instant?
The village had to be spared at any price…
How can you hear me? I speak from so far…
The flowering broom hid us in a blazing yellow mist…
2
This war will prolong itself beyond platonic armistices. The
implanting of political concepts will go on amid upheavals
and under cover of self-confident hypocrisy. Don’t
smile. Thrust aside both skepticism and resignation and
prepare your soul to face an intramural confrontation with
demons as cold-blooded as microbes.
The poet in wartime, the Surrealistes’ younger brother
turned realist: the village had to be spared at any price
all eyes on him in the woods crammed with masquisards ex-
pecting him to signal to fire and save their comrade
shook his head and watched Bernard’s execution
knowing that the random shooting of a revolver
may be the simplest surreal act but never
changes the balance of power and that real acts are not
[simple
The poet, prone to exaggerate, thinks clearly under torture
knowing the end of the war
would mean no end to the microbes frozen in each soul
the young freedom fighters
in love with the Resistance
fed by a thrill for violence
familiar as his own jaw under the razor
3
Insoluble riverrain conscience echo of the future
I keep vigil for you here by the reeds of Elkhorn Slough
and the born mouth of the Salinas River going green
where the white egret fishes the fragile margins
Hermetic guide in resistance I’ve found you and lost you
several time sin my life. You were never just
the poet appalled and transfixed by war you were the maker
of terrible delicate decisions and that did not smudge
your sense of limits. You saw the squirrels crashing
from the tops of burning pines when the canister exploded
and worse and worse and you were in charge of every risk
the incendiary motives of others were in your charge
and the need for a courage wrapped in absolute tact
and you decided and lived like that and you
held poetry at your lips a piece of wild thyme ripped
from a burning meadow a mimosa twig
from still unravaged country. You kept your senses
about you like that and like this I keep vigil for you
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