Fatima Hassouna, Madleen Kulab et Shireen Abu Akleh: femmes de Palestine

Version audio du portrait

Fatima Hassouna, 2000-2025, photo journaliste
Madleen Kulab, 1994- , pêcheuse
Shireen Abu Akleh, 1971-2022, journaliste

Chère Fatima, chère Madleen, chère Shireen,

Il n’est nul besoin d’être morte il y a 100 ans pour être oubliée. On peut même être oubliée de son vivant, je pourrais vous citer d’innombrables femmes illustres ayant connu ce triste sort. Et puisque l’oubli n’attend pas, je ne vois pas pourquoi j’attendrais pour raconter votre histoire et célébrer votre humanité et votre courage.

Vous êtes nées toutes les trois en Palestine, terre sacrée pour beaucoup, et pays sans Etat. Toi, Shireen, le 3 avril 1971 à Jérusalem, dans une famille de chrétiens arabes de Béthleem. Toi, Madleen, en 1994, dans le camp d’Al Shati, au nord de la bande de Gaza. Et toi, Fatima, benjamine de votre trio, en mars 2000, dans la ville de Gaza.

Commençons par toi, chère Shireen. Tu grandis donc à Jérusalem Est, dans le quartier de Beit Hanina. Une partie de la famille de ta mère vit aux Etats-Unis, dans le New Jersey. Tu vivras quelque temps avec eux, ce qui te vaudra d’obtenir la nationalité américaine.

Mais c’est en Jordanie que tu fais tes études supérieures, d’abord dans l’architecture, avant de t’orienter vers le journalisme. En 1997, tu rejoins Al Jazeera, avec qui tu vas très vite acquérir une grande notoriété dans tout le monde arabe. Il faut dire que tu es une des toutes premières femmes arabes correspondante de guerre, alors que tes consœurs sont souvent cantonnées à la présentation des informations dans un studio.

Tu vis et travailles à Jérusalem-Est, où tu couvres inlassablement les événements liés au conflit israélo-palestinien, souvent au péril de ta vie. C’est tout particulièrement vrai lors de la deuxième Intifada, où tu es l’un·e des rares journalistes à couvrir la bataille de Jénine, en avril 2002.

Tu es née quelques mois avant le début de cette deuxième Intifada, chère Fatima. Diplômée en multimédia du collège universitaire des sciences appliquées de Gaza en 2022, tu commences à raconter, armée de ton appareil photo, la vie dans la ville après le début des bombardements israéliens en octobre 2023.

Surnommée par tes collègues l’œil de Gaza, tu documentes inlassablement les images de destruction et de désolation, et la détresse des habitant·es. Toujours avec une profonde humanité. Une de tes amies dira de toi : “Elle parlait aux femmes comme si elles étaient ses mères et traitait chaque enfant comme le sien. Son empathie n’était pas de circonstance, elle était réelle “. Tu publies tes photos sur ton compte Instagram, suivi par plus de 35 000 personnes. Ton courage et ton talent te vaudront d’être exposée par plusieurs grands médias internationaux, notamment le Guardian. Ce qui me bouleverse le plus dans ces images, c’est l’indélébile sourire des enfants gazaouis, en dépit de l’horreur absolue des bombardements, de la faim et du génocide.

J’aime à croire qu’un jour, en parcourant les ruines du port de Gaza, tu as photographié le bateau détruit de Madleen Kulab, la pêcheuse de Gaza, troisième héroïne de ce récit.

Disons-le tout de suite, chère Madleen, tu es la seule de votre trio à être encore vivante aujourd’hui. Du moins je l’espère, tant le compte des enfants et des femmes mortes à Gaza grandit jour après jour.

C’est un rude et noble métier que celui de pêcheur·se. En tout cas pour celles et ceux qui, en paysan·nes des mers, nourrissent les hommes sans détruire les océans. Ils et elles connaissent l’aberration de ces bateaux usine qui, avec leurs immenses chaluts, saccagent le fond des mers comme les pelleteuses les forêts amazoniennes.

Mais de pêche industrielle, à Gaza, il n’est pas question. Depuis 2007 et bien avant que la guerre empêche les 4000 pêcheurs gazaouis de prendre la mer, le blocus israélien les condamnait à de maigres prises, en leur interdisant l’accès aux eaux les plus poissonneuses. Avec ton petit filet, tu ne ramenais jamais plus que deux kilos de poisson, utilisés en grande partie pour nourrir ta famille. Tu ne rêves aujourd’hui que d’une chose, pouvoir repartir en mer, en emmenant tes enfants, qui aimaient tant t’accompagner.

Ton prénom, chère Madleen, a fait le tour du monde au printemps 2025. C’est en effet le nom choisi pour le navire humanitaire de la flottille de la liberté, parti le 1er juin de Catane en Sicile pour rejoindre la bande de Gaza. Transportant des biens de première nécessité, le navire est intercepté par la marine israélienne le 9 juin 2025, en dehors de la zone territoriale du pays et en violation du droit international. Que n’a-t-on pas lu et entendu sur les participant·es à cette courageuse opération de solidarité ? Honte à celles et ceux qui ont multiplié les moqueries, avec des titres comme “la flottille s’amuse” et des plaisanteries racistes sur les membres de l’équipage, Greta Thunberg et Rima Hassan en tête. Rappelons simplement qu’un mois plus tôt, un autre navire de la flottille pour la liberté, le Conscience, avait été frappé par un drone israélien. Et que le 31 mai 2010, l’armée israélienne avait tué 9 membres d’équipage d’une précédente expédition.

Revenons en Cisjordanie. Nous sommes à Jénine, le 11 mai 2022. Tu t’es levée au petit matin, chère Shireen, pour couvrir une offensive de l’armée israélienne.  A 6h13, tu envoies un dernier message à la rédaction d’Al Jazeera. Une heure plus tard, tu es déclarée morte à l’hôpital de la ville, après avoir été frappée d’une balle en pleine tête. Le Premier Ministre israélien de l’époque, Naftali Bennett, affirme d’abord que tu as été victime de tirs palestiniens. Mais très vite, il apparaît que ton assassin est un soldat de Tsahal. Le gouvernement américain se fait alors nettement moins pressant pour connaître son identité, en dépit de ta nationalité américaine. Il ne faudrait pas vexer son grand allié israélien. Vêtue d’un gilet pare-balles floqué du mot “Press”, il est pourtant évident que ta mort ne peut pas être accidentelle.

Dans son passionnant documentaire “Who killed Shireen”, le média indépendant Zeteo affirme avoir découvert l’identité de ton assassin. Il s’appellerait Alon Scaggio, et opérait dans une unité de tireurs d’élite de l’armée israélienne. Alon Scaggio a emporté son secret dans la tombe. Ironie de l’histoire, il est mort en opération, lui aussi à Jénine, le 27 juin 2024, à l’âge de 22 ans.

Le contrôle de l’information a toujours été une priorité dans les conflits armés, à Gaza comme ailleurs. Et ce bien souvent au prix de l’assassinat des journalistes qui racontent au péril de leur vie le quotidien de la guerre et de ses horreurs. Depuis le début des frappes israéliennes à Gaza, plus de 200 journalistes y ont trouvé la mort.

Tu fais partie, chère Fatima, du macabre décompte de ces centaines de victimes. Le 16 avril 2025, peu après ton 25ème anniversaire, l’immeuble où tu t’étais réfugiée avec une dizaine de membres de ta famille est frappé par un bombardement israélien. Quelques heures avant ta mort, le festival de Cannes avait annoncé la sélection du documentaire de Sepideh Farsi, “Put your soul on your hands and walk”, qui met en scène un an de conversations vidéo entre la réalisatrice et toi. Quelques mois plus tôt, tu avais déclaré: “Si je meurs, je veux une mort retentissante. Je ne veux pas être une simple brève dans un flash info, ni un chiffre parmi d’autres. Je veux une mort dont le monde entier entendra parler, une empreinte qui restera à jamais, et des images immortelles que ni le temps ni l’espace ne pourront effacer”. Puisse le monde, chère Fatima, ne jamais oublier le fracas de ces mots, ton nom, ton sourire et ton courage.

Je ne vous connaissais pas, femmes de Palestine, Fatima Hassouna, Madleen Kulab et Shireen Abu Akleh. Maintenant si, et je ne vous oublierai pas.

 

Portrait rédigé par Guillaume Dufresne

Ressources utilisées pour le portrait:
Article de Reporterre sur Madleen Kulab
« Who killed Shireen? » de Zeteo

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Réponse

  1. Avatar de Iman Kerroua
    Iman Kerroua

    Merci Guillaume pour cet émouvant hommage qui m’a bouleversé. Ce texte permet non seulement d’honorer leur mémoire, mais aussi d’exprimer une solidarité en refusant l’indifférence face à l’horreur. C’est précieux.

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