Version audio du portrait

Leymah Gbowee, 1972 -, Liberia, travailleuse sociale et Prix Nobel de la Paix
Chère Leymah,
Le Liberia, pays de ta naissance et de tes combats, je l’ai d’abord connu par le ballon rond. Joueur de foot depuis mon plus jeune âge et parisien de naissance, j’étais fan du PSG, pas très original je te l’accorde. Et l’une des grandes figures du PSG de mon enfance, celui d’avant les pétro dollars, était George Weah, Libérien lui aussi. Champion de France en 1994, et surtout premier (et à ce jour toujours le seul) ballon d’or africain, en 1995. Bref pour moi, le Liberia, c’était Weah. Mais ça chère Leymah, c’était avant de te connaître.
Tu es donc née à Monrovia, capitale du Libéria, le 1er février 1972. Fondé par des esclaves afroaméricain·es affranchi·es, le Libéria est le tout premier pays d’Afrique à avoir accédé à l’indépendance, en 1847.
Ton prénom signifie “qu’est-ce qui cloche chez moi ?”. Ta mère le choisit par déception. Elle a déjà trois filles et espérait sans doute qu’un garçon lui permettrait de retenir à la maison son mari volage. Malgré les incessantes disputes de tes parents, tu connais une enfance plutôt heureuse. Tu es choyée par tes trois grandes sœurs et la grande sœur de ta mère, qui habite avec vous. Cette tante est une sage-femme et féministe convaincue, qui a quitté trois maris parce qu’ils avaient levé la main sur elle, et elle aura une grande influence sur toi. Elève brillante et adolescente épanouie, tu rêves de devenir pédiatre. Mais la vie ne t’en laissera pas le droit.
Dans les années 80, le pays traverse une période de vives tensions. Tout d’abord entre les Libériens d’origine américaine (ou settlers) et les autochtones (ou natives), ces derniers arrivant pour la première fois au pouvoir le 12 avril 1980, avec le coup d’Etat de Samuel Doe. Mais aussi entre les Krahns, l’ethnie du nouveau chef de l’Etat, ultra favorisés par ce dernier, et les autres ethnies du pays, principalement les Gios et les Manos.
En 1989, une guerre civile éclate entre un groupe de rebelles Gios et Manos mené par Charles Taylor, et l’armée régulière libérienne. Comme toujours dans ce genre de conflits, c’est la population civile qui paye le prix fort. La capitale Monrovia est à feu et à sang et à 17 ans à peine, ta vie vient de basculer. Ta famille et toi devez quitter votre maison, abandonnant en une nuit tout ce que vous possédez pour fuir le pays. Entassé·es sur un bateau, vous arrivez finalement au Ghana et vous installez dans le camp de réfugiés de Buduburam, qui accueille plus de 50 000 Libérien·nes.
En mai 1991, tu profites d’une relative accalmie pour rentrer à Monrovia. Tu y retrouves par hasard Daniel, un Ghanéen de 10 ans ton aîné que tu avais rencontré au camp de Buduburam. Tu as déjà assisté à bien trop d’horreurs pour croire aux contes de fées, mais espérant trouver dans cette relation un peu de réconfort et de sécurité matérielle, tu finis par céder à ses avances.
Grand mal t’en prend, pauvre Leymah. Daniel se révèle très vite extrêmement jaloux, puis de plus en plus brutal, multipliant les violences physiques et sexuelles. Alors que tu t’apprêtes à le quitter, tu découvres que tu es enceinte. Ton fils Joshua naît le 9 février 1993, suivi de sa sœur Ambeer le 30 avril 1994. Comme tu le racontes dans tes mémoires, te voilà “piégée” ! Tu auras finalement quatre enfants avec Daniel. Porter et donner la vie aux enfants de son tortionnaire, voilà encore un déchirement qu’aucun homme ne pourra jamais vivre dans sa chair.
Tu sombres dans une profonde dépression, un gouffre de malheur dont tu penses ne jamais pouvoir sortir. Mais tu vas peu à peu remonter la pente, en aidant celles qui ont souffert encore plus que toi. Tu es embauchée dans un programme d’aide sociale de l’Unicef, à destination notamment des femmes réfugiées de la Sierre Leone, pays voisin également en guerre civile. La majorité d’entre elles a connu les viols et les mutilations, mais elles dégagent pourtant une incroyable énergie vitale. C’est au contact de ces femmes que tu vas retrouver l’espoir et l’envie de vivre.
Il te faudra pourtant encore plusieurs années avant de trouver le courage de quitter Daniel, ce que tu fais au printemps 1997, accompagnée de Joshua, Ambeer et Arthur, né le 23 juin 1996, et enceinte de ton quatrième enfant, une petite Nicole Lucy qui naîtra le 14 février 1998.
Tu reprends alors des études d’assistante sociale, convaincue que seule l’obtention d’un diplôme te permettra de faire vivre ta famille. Pendant 3 ans, tu mènes de front les études et le travail de terrain, retrouvant le soir et la nuit tes quatre enfants, gardés en journée par ta mère et ta sœur.
Dans le cadre d’un programme de guérison des traumatismes et de réconciliation mis en place par l’église luthérienne du Liberia, tu accompagnes des femmes victimes d’innommables abominations, avec pour seules armes celles de la parole et de l’écoute bienveillante.
Tu travailles aussi auprès d’anciens enfants soldats, pour la plupart amputés d’un ou plusieurs membres. Enrôlés de force dans l’armée de Charles Taylor, parfois dès l’âge de 8 ans, transformés en tueurs impitoyables à force de consommation d’alcool et de drogue, ils sont abandonnés à leur sort dès la première blessure grave.
En octobre 2000, tu rencontres lors d’une conférence au Ghana la nigériane Thelma Ekiyor, avec qui tu fondes, en compagnie de représentantes de la plupart des nations ouest africaines, le Women in Peacebuilding Network ou Wipnet. Comme son nom l’indique, l’objectif de ce réseau est de mettre les femmes au cœur des négociations de paix. Car tu l’as bien compris chère Leymah, les hommes seuls la font rarement, la paix.
De retour au Liberia, où Charles Taylor est devenu président en 1997, tu travailles à l’union de toutes les femmes du pays, faisant fi des différences d’ethnie ou de religion, pour mettre fin à la guerre civile. Chrétiennes et musulmanes multiplient les rassemblements et les sit-in dans tout le pays. En 2003, cette mobilisation aboutit au lancement à Monrovia de “l’action de masse pour la paix”. Des milliers de femmes vêtues de blanc se rassemblent quotidiennement, sous le soleil brûlant ou la pluie battante. Elles entament même une grève du sexe pour contraindre leurs maris à agir eux aussi pour la paix.
Priver un homme de sexe, on tape là où ça fait mal. Car breaking news pour nous Messieurs, le devoir conjugal, ça n’existe pas. Forcer sa compagne à avoir une relation sexuelle sans son consentement, ça s’appelle un viol conjugal et c’est malheureusement extrêmement fréquent. Chaque année en France, plus de 30 000 viols sont commis par un conjoint ou un ex conjoint. C’est plus d’un viol sur deux. Et ce souvent sans violence physique, mais uniquement par pression, culpabilisation ou insistance.
Ce qui me désole, au-delà des vies brisées par ces hommes qui agissent en propriétaires du corps de leur compagne, c’est que jusqu’à il y a peu j’étais totalement ignorant du sujet. Quand j’étais enfant, adolescent puis jeune adulte, personne ne m’a éduqué sur la notion de consentement, personne ne m’a expliqué ce qu’était un viol conjugal.
Et ce qui me met franchement en colère, c’est que la loi votée en 2001 et qui devrait permettre aux élèves des écoles, collèges et lycées de participer chaque année à 3 séances d’éducation à la vie affective et sexuelle, n’est en réalité presque jamais appliquée. Il y en aurait pourtant des choses à dire, pour éviter que se répètent encore et encore les mêmes schémas de domination et de souffrance.
Tu vois chère Leymah, chez moi aussi, en France, il reste encore beaucoup de travail. Mais revenons à tes combats.
Grâce à l’action des femmes libériennes, Charles Taylor et les dirigeants rebelles acceptent de se réunir pour des négociations de paix, qui se tiendront à Accra, au Ghana, en juin 2003. Toi et 500 autres guerrières de la paix manifestez quotidiennement devant la salle où se tiennent les pourparlers, refusant de quitter les lieux tant qu’un accord n’est pas signé.
Le 21 juillet 2003, tu conduis une délégation de femmes, enfin invitées à participer aux discussions. Mais devant l’évidente mauvaise volonté des profiteurs de guerre, tu perds patience et tu menaces de bloquer la salle des négociations jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé. Alors, quand on décide de t’arrêter pour obstruction à la justice, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Tu te lèves, et tu commences à arracher tes vêtements. C’est en Afrique une terrible malédiction que de voir une mère de famille se mettre délibérément à nu. Par ce geste sublime, tu transformes le corps féminin, si souvent humilié, brisé et mutilé, en un totem invincible devant lequel les bourreaux du Liberia doivent s’incliner.
Suite à cet événement et avec l’augmentation de la pression internationale, Charles Taylor accepte de quitter le pouvoir et un accord de paix est signé le 18 août 2003, mettant fin à quatorze années de guerre civile. Elle aura coûté la vie à plus de 250 000 personnes.
Deux ans plus tard, des élections portent au pouvoir Ellen Johnson Sirleaf. Elle est la première présidente d’Afrique et recevra avec toi, en 2011, le prix Nobel de la paix.
Tu refuses d’entrer au gouvernement libérien, préférant partir aux Etats-Unis pour continuer tes études et poursuivre ton combat pour l’union des femmes au service de la paix. Tu as compris que la politique la plus noble, celle qui change réellement la vie des gens, se fait souvent hors du champ politique.
Me voilà arrivé à la fin de ton histoire, et si je n’ai pas oublié les buts de George Weah, pour mes enfants et moi maintenant, le Liberia, c’est Leymah.
Je connaissais Nelson Mandela, mais je ne te connaissais pas, Leymah Gbowee. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas.
Portrait rédigé par Guillaume Dufresne
Ressources utilisées pour ce portrait:
– Bande dessinée Culottées de Pénélope Bagieu
– Autobiographie de Leymah Gbowee, « Notre force est infinie »
– Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes édition 2024
– Enquête de Nous Toutes sur le consentement dans les rapports sexuels
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