Joséphine Baker, 1906-1975, française, de danseuse de rue à espionne des hautes sphères
Chère Joséphine,
L’histoire de ta vie m’a toujours intéressée. Tu nées en 1906 aux Etats Unis, là où l’esclavage est aboli depuis 1865 mais la ségrégation toujours présente. Dès 8ans, tu travailles après les heures scolaires en tant que femme de ménage, baby-sitter, pour subvenir aux besoins de ta famille. Tu es mariée à 13ans, puis divorcée à 14ans. Tu veux prendre en main ton destin et réaliser ton rêve, celui de devenir une artiste de l’ère du jazz et réclamer la fin de la ségrégation.
Avec ta troupe de danseurs de rue, tu as commencé par danser à Philadelphie puis New York, mais tu as été vite confrontée à la difficulté face à des personnes qui t’ont jugée trop maigre, trop grosse ou bien trop noire pour monter sur scène.
Un jour, une danseuse est malade et il faut la remplacer. Tu saisis cette occasion pour éblouir le public et braquer tous les yeux sur toi. Tu es repérée par un imprésario qui te propose de venir faire carrière à Paris.
En France à cette époque, le racisme est toujours présent mais tu deviens une star dans les cabarets Parisiens grâce tes talents dans la danse charleston, la chanson, et par-dessus tout ton expressivité explosive. C’est le début de ta gloire.
Tu fais exploser les carcans de la morale bourgeoise en révélant une nouvelle forme de liberté pour les femmes, inimaginable pour l’époque.
Derrière les paillettes, tu continues de subir de violentes critiques, tes prestations font scandale. L’Eglise tente même d’interdire tes spectacles et demande aux fidèles de rester chez eux.
Lors de ton 3ème mariage où tu obtiens la nationalité française, tu cherches un nouveau sens à ta vie.
Pendant la 2nd guerre mondiale, tu deviens marraine de guerre : tu envoies à ses filleuls cigarettes, chocolat, chaussettes pour les soutenir sur le front, tu viens aussi en aide à des réfugiés de guerre en apportant nourriture, argent, et même jouets pour enfants. Dès fin 1939, tu rejoins les services de renseignements français. Après la capitulation de l’Allemagne nazie, tu travailles pour les services secrets de la France libre, devenant ainsi résistante. Tu utilises ta renommée pour entrer en contact avec des personnalités importantes et glaner des informations. Pour transmettre ces messages secrets, tu inscris à l’encre invisible des codes sur tes partitions de musique. Menacée en 1941, tu t’enfuis au Maroc. Au lendemain de la guerre, tu recevras la médaille de la Résistance.
Rentrée aux Etats-Unis, la ségrégation contrarie toujours tes ambitions artistiques. Tu continues de te battre, en déclarant que la ségrégation n’a pas sa place dans tes salles de spectacles, ni même partout ailleurs.
Tu es aussi une figure de mère. Tu as adopté après la guerre avec ton mari 12 enfants de nationalité différente. Ta « tribu arc-en-ciel », comme tu l’appelles, est un superbe pied de nez au racisme.
En 1961, tu es décorée de la Légion d’honneur et de la Croix de guerre. Quelle grande fierté. Quand tu étais résistante, tu te battais déjà contre toutes les formes de racisme et d’intolérance, mais il reste encore beaucoup à faire.
Le 28 août 1963, lorsque Martin Luther King prononce son discours I have a dream lors de la marche sur Washington pour l’emploi et la liberté, tu te tiens à ses côtés vêtues de ton ancien uniforme de l’armée de l’air française et tes médailles de résistante. Tu seras la seule femme à prendre la parole depuis le Lincoln Memorial.
De retour en France, tu connus des années difficiles. Tu finiras criblée de dettes, malade. Entourée d’amis, alors que tu venais de fêter tes 50ans de carrière, tu meurs d’une attaque célébrable le 12 avril 1975.
Tu es une femme libre et audacieuse, artiste révolutionnaire, résistante, militante contre le racisme, mère de famille à la générosité sans bornes. 1000 vies qui te valent bien ton entrée au Panthéon le 30 novembre 2021, devenant ainsi la 6ème femme et la 1ère femme noire à y reposer.
Et bien qu’initialement, le peuple t’ait perçue comme une charmante Afro-Américaine au déhanchement incroyable, tu t’es forgé une solide réputation dans les hautes sphères de la société. Tu as su intelligemment te servir de cette image et la manipuler à sa guise, façonnant toi-même ton personnage public synonyme d’émancipation, symbolisant toute forme de liberté (du swing jusqu’aux droits civiques, en passant par la lutte contre le racisme) et ne définissant ta destinée qu’à ta façon.
Nous t’aimons, Joséphine Baker. Ton combat est notre combat.
Tu es née à Rome le 8 juillet 1593, une époque où le succès des femmes dans le monde des arts est très rare. Fille de l’un des peintres les plus connus de l’époque, Orazio Gentileschi, tu fais preuve d’un grand talent dès ton enfance. Ton père t’apprend la peinture près de son atelier, même si, après la mort de ta mère, tu dois aussi te charger de la gestion de la maison familiale. Tu consacres la plupart de ton temps à t’occuper des tâches domestiques et à pratiquer la peinture, sous la vigilance de ta voisine Tuzia, qui s’occupe de toi en l’absence de tes frères et avec qui tu as lié une profonde amitié.
Influencée par l’esthétique caravagesque, tu connais ton premier succès à seulement dix-sept ans, avec ta toile « Suzanne et les vieillards », réalisée en 1610. Ce tableau représente un épisode iconique extrait de la Bible, où une jeune femme, Suzanne, est surprise par deux vieillards alors qu’elle prend son bain. Elle refuse leurs avances, et les vieillards l’accusent alors d’adultère. Tu feras toi-même bientôt la terrible expérience des brutales injustices dont sont si souvent victimes les femmes.
En tant que femme, tu ne peux pas accéder à l’Académie de Saint-Luc, l’école qui forme les peintres les plus célèbres de l’époque. C’est pourquoi ton père, conscient de ton immense talent, décide de te faire poursuivre à tout prix tes études de peinture à la maison. Cependant, en raison de sa réputation de peintre bien établie, il ne pourra pas te consacrer le temps nécessaire pour t’enseigner son art. C’est ainsi qu’au début de l’année 1611, il fait appel à son ami Agostino Tassi, un peintre assez connu à l’époque, pour t’apprendre l’art de la perspective.
Il comprendra bientôt qu’il s’agit d’une grave erreur, car cet homme, de réputation violente et déjà emprisonné pour avoir commis des violences sexuelles sur des femmes, après avoir persuadé Tuzia de s’éloigner de la maison, tente de te séduire et te viole. Cet événement marquera le début d’une grande souffrance qui t’accompagnera toute ta vie.
À l’époque, ne plus être vierge avant le mariage en tant que femme signifie perdre son honneur et sa dignité, et la seule façon de les retrouver est de passer par le mariage. Sous l’insistance de ton père, le violeur propose donc de t’épouser, mais en mentant sur son véritable état civil d’homme déjà marié. L’union entre Tassi et toi devient donc impossible, et Orazio décide alors de porter plainte au tribunal papal, plusieurs mois après le viol. Cette plainte débouche sur un procès très violent, un événement largement documenté et qui deviendra l’une des affaires les plus célèbres de l’époque.
Le 6 mai 1611, tu témoignes sous serment du viol subi par Tassi. Tu l’accuses d’avoir déjà tenté de te séduire avec insistance, en s’aidant de Tuzia. Tassi, de son côté, refuse d’admettre son crime et t’humilie, te qualifiant de fille légère qui aime séduire les hommes. Sa confession est confirmée par Tuzia, ton amie intime, qui te tourne le dos malgré la confiance que tu lui avais accordée.
Tu es soumise à la « tortura della Sibilla », une pratique d’une rare violence qui consiste à te lier une corde autour des doigts et à la serrer pour te forcer à confesser. Malgré la douleur insupportable, tu resteras toujours cohérente avec ta version.
Le verdict du procès confirme finalement la culpabilité de Tassi, qui est condamné à cinq années d’exil de Rome. Néanmoins, grâce à ses relations haut placées, il ne purgera jamais sa peine, tandis que ta réputation est définitivement ruinée. Pour te protéger, ton père te donne en épouse à Pierantonio Stiattesi, et tu déménages à Florence avec lui.
Après le procès, tu peins ton œuvre la plus célèbre, « Judith décapitant Holopherne », qui représente là encore un épisode de la Bible. Pendant le siège de Béthulie par les Assyriens, Judith séduit le général assyrien Holopherne puis l’assassine dans son sommeil pour sauver son peuple. Ce tableau a souvent été interprété comme une évocation du viol que tu as subi. Tu donnes tes traits à Judith, et ceux de ton violeur Tassi à Holopherne. Quant à la femme aux côtés de Judith, qui enfonce avec elle l’épée dans la gorge d’Holopherne, elle représente la solidarité entre femmes, dont tu as tellement manqué avec la trahison de Tuzia.
« Judith décapitant Holopherne”, 1620 , huile sur toile, galerie des offices, Florence
A Florence, tu connais tout de suite un grand succès. Grâce à ton talent, tu es la toute première femme à être admise à l’Académie de dessin. Le Grand-duc Cosme II de Médicis et sa mère, la Grande-duchesse Christine de Lorraine, petite-fille de Catherine de Médicis, sont impressionnés par ton talent. Tu rencontres Galilée, le célèbre physicien, avec lequel tu entretiendras longtemps une correspondance. Cette période de ta vie sera très féconde artistiquement, mais ton mari s’avère être un irresponsable qui dépense excessivement et accumule les dettes. Tu finis par le quitter et par retourner à Rome en 1621.
Tu passeras le reste de ta vie à chercher des commanditaires, d’abord à Rome, puis à Venise, Naples et même à Londres, où ton père travaillait déjà, à la cour du roi Charles Ier. Ton travail sera toujours apprécié, surtout à Naples, où tu te distingues grâce à ta peinture dans la cathédrale de Pouzzoles. C’est dans cette ville que tu resteras jusqu’à ta mort en 1656, à l’âge de 63 ans.
Dans le domaine de la peinture, tu as été l’une des premières femmes à démontrer que le talent n’a pas de genre. Grâce à tes chefs-d’œuvre, tu as réussi à renverser les usages contemporains en étudiant dans les académies les plus renommées et en rencontrant le succès en tant que femme peintre. Tu as su te battre contre de brutales injustices, à une époque qui ne reconnaissait pas de droits aux femmes.
Chère Artemisia, ton talent, ton courage et ton héritage artistique auront marqué l’histoire de la peinture, et jamais je ne t’oublierai.
Enheduana, vers 2300 avant Jésus-Christ, Mésopotamie, princesse, prêtresse et poétesse
Chère Enheduana,
De toutes les femmes que j’ai découvertes dans cette grande aventure des chères oubliées, tu es sans conteste la doyenne. Tu as en effet vécu au 23ème siècle avant notre ère, dans l’Empire Akkadien qui dominait alors la Mésopotamie. Ce sont donc près de 43 siècles d’Histoire qui nous séparent.
J’avais appris à l’école que la Mésopotamie avait connu la naissance de l’écriture, entre 3400 et 3100 ans avant Jésus-Christ. Fun fact, l’écriture a probablement été inventée au moins quatre fois. En Mésopotamie donc, mais aussi en Égypte vers – 3250, en Chine vers – 1200 et dans les plaines du Sud du Mexique et du Guatemala vers – 500. Mais, ô surprise, on ne m’avait jamais raconté que les premiers textes signés de l’Histoire avaient été rédigés par une femme. Et cette femme, chère Enheduana, c’était toi!
Tu es la fille du grand Sargon, roi de la ville d’Akkad. Après sa victoire sur le royaume de Sumer, dans le sud de la Mésopotamie, il fonde l’Empire Akkadien, premier Etat moderne de l’Histoire. Mais comment exercer son autorité dans un territoire aussi vaste, s’étendant grosso modo sur l’Irak et la Syrie actuelles. Sargon, qui a une grande confiance en toi, décide donc de t’envoyer dans la ville d’Ur pour occuper les fonctions de grande prêtresse de Nanna, déesse de la lune, et d’Inanna, déesse de l’amour et de la guerre. Vastes sujets, j’imagine que tu ne devais pas abuser des jours de RTT ! D’autant que tu occupes aussi de facto, au nom de ton père, le pouvoir politique sur la cité d’Ur et par la même, sur une bonne partie du sud de la Mésopotamie. Tu occuperas cette charge pendant une quarantaine d’années, il semble donc que oui, grande prêtresse c’est une bonne situation.
Mais à la mort de Sargon, vers – 2279, le pays Sumer se révolte, avec à sa tête un certain Lugal-Ane. Tu seras même exilée par ce dernier pendant quelques années, avant que ton demi-frère Rimush ne parvienne à mater les rebelles et à te rendre les clés de ton temple et de la cité d’Ur.
C’est d’ailleurs pendant cet exil que tu composes certains des plus beaux textes qui nous sont parvenus, de magnifiques hymnes adressés à la déesse Innana.
Morceau choisi : “Dame de tous les pouvoirs divins, resplendissante lumière, femme vertueuse habillée de rayons, aimée de An et Uras. Maîtresse du paradis, au grand diadème, qui aime la belle coiffure convenant aux hauts offices de la prêtresse, qui détient tous ses sept pouvoirs ! Ma dame, vous êtes la gardienne des grand pouvoirs divins, vous les avez suspendus à votre main. Comme un dragon, vous avez déposé du venin sur des terres étrangères. Quand, comme Iskur, vous rugissez sur la terre, aucune végétation ne peut vous résister”.
Outre leur puissance poétique, ces poèmes ont aussi ceci de remarquable qu’ils sont écrits à la première personne. Ce “je” change tout car là aussi c’est une grande première dans l’histoire de l’écriture.
“Moi, Enheduana, prêtresse d’Ur, j’ai apporté le fruit sacré à votre service. J’ai porté le panier rituel et entonné le chant de la joie. Mais les offrandes funèbres étaient apportées, comme si je n’avais jamais vécu là. Je me suis approchée de la lumière, mais elle me brûlait. Je me suis approchée de cette ombre, mais j’ai été couverte d’une tempête. Ma bouche mielleuse est devenue écume. Dois-je mourir à cause de mes chansons saintes?”
Et pour parler de ton exil : “Il m’a fait voler comme une hirondelle par la fenêtre. J’ai épuisé ma force de vie. Il m’a fait marcher à travers les buissons épineux des montagnes. Il m’a dépouillé du légitime vêtement de la prêtresse. Il m’a donné un couteau et un poignard en me disant : ce sont des ornements appropriés pour toi”
Ces mots ont plus de 4200 ans et franchement, ça claque! On t’attribue en tout plus de 40 hymnes, et tes textes ont été copiés et recopiés pendant plus de 2000 ans. Tu as grave fait le buzz quoi!
Tes écrits n’ont évidemment pas échappé à la polémique. Il est certain qu’à autant de siècles de distance, il n’existe pas de preuve absolue que tu aies écrit ces poèmes. Mais il n’existe aucune preuve du contraire, et t’en attribuer la maternité reste tout de même le scénario le plus vraisemblable.
C’est drôle tout de même, notre incapacité à accepter cette part de légende et de mystère quand il s’agit d’une femme. Je pourrais te raconter l’histoire de Fatima Al-Fahriya, fondatrice de la plus vieille université du monde encore en activité, celle d’Al Quaraouiyine à Fès, au Maroc. Ou bien celle de Juliette Dodu, première femme à recevoir une médaille militaire en 1870. Elle avait réussi à espionner les soldats prussiens, en installant une dérivation sur un fil de télégraphe utilisé pour leurs communications. Que d’énergie dépensée à démontrer que non vous comprenez, il est tout à fait impossible qu’une simple femme ait réussi à faire ceci ou cela.
Avec les hommes en général, ça passe crème. Il m’a fallu lire le livre de l’historienne Suzanne Citron, “Le mythe national”, pour apprendre que Vercingétorix était peut-être un personnage de fiction, composé par Jules César à partir de différents chefs arvernes, pour se tailler un ennemi à la hauteur des exploits qu’il voulait raconter.
Le titre de ton portrait m’a donné pas mal de fil à retordre. Puisque tes écrits sont les plus anciens à nous être parvenus, femmes et hommes confondu·es, écrire première écrivaine de l’histoire aurait été incomplet . Et je n’allais quand même pas écrire premier écrivain de l’histoire pour une femme. Alors j’ai opté pour le point médian. Il est quand même fort ce point médian. Incroyable de voir les torrents d’inquiétude que charrie un petit point en milieu de ligne. J’aimerais bien comprendre ce qui leur fait peur, aux pourfendeurs du point médian.
Mais je ne suis pas là pour parler de langage inclusif. C’est dommage parce que cela m’aurait permis de dire que jusqu’au 17ème siècle, on disait et on écrivait peintresse, philosophesse, médecine ou professeuse, sans que cela pose de problème à personne. Et puis l’Académie Française est passée par là, retirant tous ces termes du dictionnaire pour rappeler aux femmes qu’elles n’avaient rien à faire dans ces métiers. Il ne suffisait donc pas de les effacer de l’Histoire, il fallait aussi les effacer de la langue.
Mais revenons à toi, chère Enheduana. Peut-être retrouvera-t-on un jour, dans les sables de l’Irak ou de la Syrie, des textes plus anciens que les tiens, signés par une autre écrivaine, ou un autre écrivain. Mais en attendant, puissent les femmes et les hommes d’aujourd’hui ne jamais oublier d’honorer ta mémoire et ton nom.
Je ne te connaissais pas, Enheduana. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas.
Clara Schumann, 1819-1896, allemande, pianiste et compositrice
Chère Clara,
Je n’ai gardé que bien peu de souvenirs de mes quelques années de piano étant enfant. Et presque aucun des morceaux que j’avais appris à l’époque. A vrai dire un seul, une marche militaire de Robert Schumann. Malheureusement, mes professeur·es ne m’ont jamais raconté que derrière l’homme se cachait la femme, la pianiste de génie et la compositrice.
Tu es née Clara Wieck le 13 septembre 1819 à Leipzig, deuxième ville du royaume de Saxe. Ton père, Friedrich Wieck, est un professeur de piano extrêmement réputé. Ta mère, Marianne Tromlitz, est une pianiste et cantatrice de talent, issue d’une famille de musicien·nes professionnel·les depuis au moins deux générations.
Tu n’as que cinq ans lorsqu’en 1824, ta mère tombe amoureuse d’un autre homme et demande le divorce. A l’époque, il n’est pas question pour une femme divorcée d’obtenir la garde des enfants. Elle part donc vivre à Berlin, et cette séparation sera pour toi un immense traumatisme, qui te laissera mutique pendant plusieurs années. Heureusement que la musique est là pour te permettre d’exprimer ce que ta bouche se refuse à prononcer.
C’est donc ton père Friedrich qui se chargera de ton éducation. Et il a de grandes ambitions, désireux de faire de toi une enfant prodige. Il va se consacrer tout entier au développement de ton talent. La musique et rien que la musique, tant pis pour la morale de l’époque qui préférait préparer les jeunes femmes à une autre destinée, résumée quelques décennies plus tard par l’empereur Guillaume II dans sa formule des “trois K”, “Kinder, Küche, Kirche” : enfants, cuisine, église.
Tu donnes ton premier concert à l’âge de six ans, et tu te produis dès tes neuf ans au Gewandhaus, la prestigieuse salle de concerts de Leipzig. A partir de l’âge de onze ans, tu pars en tournée dans toute l’Allemagne, et jusqu’à Vienne et Paris. Toutes et tous sont subjugué·es par ton talent, jusqu’aux personnalités les plus célèbres de l’époque, tels Chopin ou Goethe, qui va jusqu’à te comparer à deux autres enfants prodiges dont il a assisté aux concerts, Wolfgang Amadeus Mozart et Felix Mendelssohn.
Poussée par ton père, tu composes aussi dès ton plus jeune âge. Il est en effet convaincu qu’une musicienne ne composant pas elle-même serait condamnée à rester une médiocre interprète. Tu publies ton premier recueil pour piano, composé de quatre polonaises, à l’âge de douze ans. Et quatre ans plus tard, en 1835, un remarquable concerto pour piano, véritable bijou de musique romantique. D’une grande technicité grâce à ta virtuosité et tes mains très grandes, il donnera du fil à retordre à bien des pianistes de talent.
C’est en 1827, à l’âge de huit ans, que tu fais la connaissance de Robert Schumann. Il a dix-sept ans et il est venu à Leipzig pour étudier le piano auprès de ton père. C’est un jeune homme déjà profondément tourmenté et marqué par le deuil. Deux ans plus tôt, en 1825, sa sœur aînée Emilia s’est donné la mort et l’année suivante, son père en est mort de chagrin. Robert est lui aussi bouleversé par ton talent et va jusqu’à te qualifier d’enfant ange. C’est d’abord une relation d’amitié, presque fraternelle, qui vous unit, alors que Robert trouve en Friedrich Wieck un père de substitution.
Mais les années passant, vos sentiments évoluent et à seize ans, te voilà folle amoureuse de Robert, qui l’est tout autant de toi. Malheureusement, il n’est pas question pour ton père de consentir à votre union. Il voit dans ce mariage et dans la maternité qui l’accompagnera la fin de cette carrière de pianiste et de compositrice qu’il a rêvée pour toi. Il multiplie alors les tournées en Europe afin de t’éloigner de Robert, mais rien ne saurait entraver la puissance de vos sentiments. Faute de pouvoir vous écrire des lettres, vous aimez échanger des thèmes musicaux que vous insérez dans vos œuvres respectives, comme des preuves de votre amour chaque jour plus intense.
Devant l’obstination de ton père, vous n’avez finalement pas d’autre option que de faire appel aux tribunaux pour autoriser votre union. Le procès, qui pour la petite histoire s’ouvre à Paris, sera pour toi un terrible déchirement. Car Friedrich est prêt aux pires bassesses pour empêcher votre mariage. Comme tu as dû souffrir de voir ce père que tu adores vous traîner dans la boue toi et l’homme que tu aimes. Et aller jusqu’à dénigrer ton immense talent qu’il a tant fait pour faire éclore et grandir.
Mais malgré tous ses efforts, Friedrich Wieck perd le procès le 1er aout 1840. Le 12 septembre de la même année, tu épouses Robert à l’église de Schönefeld, une petite ville des environs de Dresde. Te voilà donc devenue officiellement Clara Schumann.
Naturellement et comme l’avait prédit Friedrich, avec le mariage arrivent les enfants. Robert et toi en aurez en tout huit, entre 1841 et 1854. Avec une telle tribu, on comprend bien la difficulté à poursuivre la pratique de la musique, sans parler de composer. D’autant qu’il n’y a qu’un seul piano chez vous et que c’est le plus souvent Robert qui l’utilise pour travailler à ses compositions, te laissant la charge de la maison et des enfants. S’il reconnaîtra toujours ton immense talent, il écrira aussi : “Clara sait bien qu’être mère est là sa principale mission”.
Tu continues pourtant les tournées de concerts, dont les revenus constituent la principale ressource financière de votre foyer. Si Robert est un excellent pianiste, il est loin d’avoir ton talent et ces concerts sont aussi pour lui un moyen de faire connaître ses œuvres. Tu y rencontres toujours un grand succès, suscitant même parfois une certaine jalousie chez ton mari, mécontent de devoir te laisser une grande partie de la lumière.
Il s’instaure en tout cas entre vous une répartition des rôles assez claire : à lui la création, à toi l’interprétation. Tu vas même jusqu’à écrire dans ton journal : “il fut un temps où je croyais posséder un talent créateur, mais je suis revenue de cette idée ; une femme ne doit pas prétendre composer, aucune n’a encore été capable de le faire et pourquoi serais-je une exception ?”. Il faut dire que personne ne t’a parlé de celles qui t’ont précédée, comme Francesca Caccini, Barbara Strozzi ou Elisabeth Jacquet de la Guerre. Et que tes contemporaines, comme Fanny Mendelssohn ou Louise Farrenc, se heurtent aux mêmes obstacles que toi pour exprimer tout leur talent, durant ce 19ème siècle qui est une vraie période de régression pour la création féminine et pour les droits des femmes en général.
En 1845, vous quittez Leipzig pour vous installer à Dresde. Vous n’y serez pas heureux très longtemps. En 1847, ton fils Emile meurt, âgé d’à peine un an. Puis en mars 1848 éclate la révolution allemande, qui vous pousse à fuir la ville pour vous installer à la campagne. En 1850, vous partez vous installer dans l’ouest de l’Allemagne, à Düsseldorf, dont on a proposé à Robert de prendre la direction de l’orchestre. Vous emménagez dans un duplex où vous disposez pour la toute première fois de deux pianos. Quel bonheur pour toi de pouvoir enfin t’adonner plus librement à la pratique de la musique et à la composition.
Mais la santé mentale de ton mari, déjà fragile, se dégrade de plus en plus. Ayant contracté la syphilis dans sa jeunesse, il est hanté par la perspective de la démence qui accompagne souvent cette maladie, et est régulièrement victime d’hallucinations. Très jeune, il écrivait déjà dans son journal qu’il sombrerait dans la folie et finirait par se jeter dans le Rhin, qui traverse justement la ville de Düsseldorf. J’ose à peine imaginer le courage et la force de caractère dont tu dois faire preuve pour soutenir Robert dans cette épreuve, en plus de toutes tes autres tâches de mère, d’épouse et de musicienne !
En 1853, vous faites la connaissance d’un jeune pianiste et compositeur très talentueux, Johannes Brahms. Âgé de vingt ans, il a quatorze ans de moins que toi et cette rencontre est un véritable rayon de soleil dans ton quotidien de plus en plus sombre. Profonde amitié ou véritable passion amoureuse, nul ne peut affirmer avec certitude la nature de votre relation, d’autant que vous ferez disparaître une grande partie de votre correspondance. Une chose est sûre, il sera pour toi un fidèle compagnon de route jusqu’à la fin de ta vie, et un grand soutien dans l’épreuve que tu t’apprêtes à traverser.
Car le 27 février 1854, Robert, comme il en avait eu la prémonition, se jette dans les eaux du Rhin. Il est sauvé par des pêcheurs mais interné dans un asile à Bonn, où son état ne fera que se dégrader jusqu’à sa mort, le 29 juillet 1856.
Après la mort de Robert, il n’est plus pour toi question de composer, cette flamme-là s’est éteinte avec ton grand amour. Pendant les quarante années qui te restent à vivre, tu te donnes pour mission de faire connaître les œuvres de ton mari, multipliant les tournées en Allemagne et à l’international. Rien ne pourra t’en détourner, ni la fatigue ou la maladie ni la perte de plusieurs de tes enfants. Percluse de rhumatismes, tu donnes ton dernier concert public le 12 mars 1891 à Francfort, mettant fin à soixante-trois ans de carrière. Tu consacreras aussi les vingt dernières années de ta vie à transmettre ton savoir à de jeunes concertistes de talent.
Tu t’éteins dans ton lit le 20 mai 1896, à l’âge de soixante-seize ans, en écoutant ton fils Ferdinand interpréter au piano une romance composée par Robert. Tu es enterrée à Bonn aux côtés de ton mari, reposant pour l’éternité auprès de cet homme que tu auras aimé jusqu’à ton dernier souffle.
Tu laisses derrière toi une quarantaine d’œuvres musicales, très peu jouées de ton vivant mais heureusement redécouvertes et remises à l’honneur depuis les années 70. Quoi que tu aies pu en dire ou en penser chère Clara, tu auras été, en plus d’une immense interprète, une créatrice de génie.
Je ne te connaissais pas, Clara Schumann. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas.
Nous sommes le 22 mars 1895, tu n’as pas encore 22 ans et tu t’apprêtes à vivre un événement qui va bouleverser ta vie. Tu travailles comme secrétaire chez Léon Gaumont, qui dirige le Comptoir Général de la Photographie et dont le nom, contrairement au tien, s’affiche en grandes lettres au-dessus de nombreux cinémas d’aujourd’hui.
Ce jour-là, Monsieur Gaumont te propose de découvrir la nouvelle invention de Louis et Auguste Lumière, le cinématographe, génial assemblage d’un écran et d’un système de projection. Tu assistes émerveillée à la toute première projection de cinéma du monde, un court film de 45 secondes, tourné trois jours plus tôt et baptisé « La Sortie de l’usine Lumière à Lyon », montrant des ouvrières sortant de leur travail.
Ton génie, Alice, est d’avoir réalisé que le cinéma ne devait pas se contenter de filmer la réalité, mais aussi de raconter des histoires et de les mettre en scène. Quel courage et quelle abnégation t’a-t-il fallu, après avoir obtenu l’autorisation de ton patron, pour mener de front ton emploi de secrétaire la semaine, et ta passion du cinéma les soirs et les week-ends.
Toujours est-il que tu es lancée Alice, et que plus rien ne pourra t’arrêter. Ton tout premier film, sorti en 1896 et baptisé « La Fée aux choux », est souvent considéré comme la toute première fiction de l’histoire du cinéma. Pendant 51 secondes, on y voit une drôle de fée sortir les uns après les autres des bébés de gros choux. Les bébés sont en bois, les choux en carton mais honnêtement, même près de 130 ans plus tard, on y croit vraiment ! Entre 1897 et 1907, tu vas tourner plus de 200 films, redoublant d’audace et de créativité pour inventer de nombreux effets spéciaux au service de productions toujours plus ambitieuses. Jusqu’à cette histoire de la vie de Jésus Christ, tournée en 1906 et qui met en scène pendant 35 minutes plus de 300 figurants !
Et puis Alice, voilà que tu te prends à rêver d’Amérique. Tu veux l’avoir, et on peut dire que tu l’auras. Avec ta maison de production créée en 1910, la Solax Company, tu fais construire le plus grand studio du pays, Fort Lee, dans le New Jersey. Grâce à tes talents de réalisatrice et de directrice d’acteur⸱ice, tu enchaînes triomphe sur triomphe. La diversité ne te fait pas peur, tu crées des westerns, des péplums, des drames, des comédies, toutes plus géniales les unes que les autres. A force de succès, tu deviens même la femme la mieux payée des Etats-Unis ! Même si on imagine bien, chère Alice, que ce n’est pas l’argent qui te fait avancer !
Mais le destin aime à jouer des tours, et il sera particulièrement cruel avec toi. Le 22 décembre 1919, terrible revers de la fortune, ton précieux studio est emporté par un gigantesque incendie. Qu’à cela ne tienne, tu y vois une opportunité de repartir à zéro en rentrant en France. Mais là-bas le cinéma a avancé sans toi et tu trouveras partout refus et portes closes. Cet oubli s’étendra aux historiens du cinéma qui ne citeront même pas ton nom, toi qui as pourtant tellement fait pour donner ses lettres de noblesse au 7ème art. Tu auras tourné plus de 500 films en moins de 25 ans, et puis plus rien jusqu’à ta mort en 1968. A combien de chefs-d’œuvre aurais-tu donné vie durant ce demi-siècle, si on t’en avait donné les moyens ?
Les États-Unis aussi t’ont largement effacée, malgré le succès que tu y as connu. Etais-tu trop française pour être reconnue là-bas, et trop femme pour être reconnue dans ton pays de naissance ?
Je connaissais les frères Lumières, mais je ne te connaissais pas, Alice Guy. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas !