Version audio du portrait


Helen Keller, 1880-1968, américaine, autrice et militante politique
Chère Helen,
Nous sommes le 6 février 1913, dans l’auditorium de la Hillside School de Montclair, dans le New Jersey. Ta voix s’élève au-dessus de l’assistance, qui t’écoute religieusement. Pourtant ces femmes et ces hommes qui sont venu·es t’écouter, tu ne les vois pas, tu ne les entends pas. Tu es aveugle et sourde, d’aussi longtemps qu’il t’en souvienne. Et pourtant tu leur parles, et ils entendent le son de ta voix. C’est ton tout premier discours, le début d’une longue série de plusieurs centaines d’interventions en public. Mais comment ce miracle est-il possible ?
Tu es née le 27 juin 1880 à Tuscumbia, une petite ville de l’Alabama, dans le sud-est des États-Unis. Tu es une enfant bouillonnante de vie, mais à dix-huit mois, tu attrapes la scarlatine. Les médecins sont convaincus que la fièvre qui te saisit alors te sera fatale. Tu survis pourtant, mais la maladie entraîne un accident vasculaire cérébral qui te laisse sourde et aveugle. Tu n’es encore qu’un bébé, et te voilà condamnée à passer le reste de ta vie dans le noir et le silence.
Le destin peut priver une enfant de l’ouïe et de la vue, mais il ne saurait lui retirer son inépuisable soif de découvrir le monde. Alors tu explores la maison et le jardin, avec les trois sens qu’il te reste. Tu inventes aussi ta propre langue des signes, qui te permet de communiquer avec ta mère et avec Martha, la fille de la cuisinière. Mais un jour, en posant tes mains sur le visage de tes parents, tu constates en sentant les mouvements de leur bouche qu’ils communiquent d’une autre manière que toi. Le sentiment d’exclusion qui en résulte déclenche des colères terribles. Un soir, tu tentes de renverser le berceau de ta petite sœur, furieuse de l’avoir trouvée dans les bras de ta mère où tu voulais te blottir.
Inquiets, tes parents font appel en 1887 à l’institut Perkins de Boston, spécialisé dans l’éducation des enfants aveugles. L’institut envoie Anne Sullivan, une jeune professeure malvoyante de vingt et un ans. Tu as sept ans et cette rencontre va bouleverser le cours de ton existence. Pour communiquer avec toi, Anne utilise la langue des signes tactile. A chaque fois que tu touches un objet, elle épelle le mot dans le creux de ta main. Au début tu prends cela pour un jeu, tu ne comprends pas. Mais un jour, dans le jardin, Anne plonge ta main sous le jet d’une fontaine et signe au creux de ta paume : E, A, U. Et là, c’est le déclic. La porte du langage universel s’est ouverte, et rien ne pourra plus entraver ta soif de savoir et de connaissance. Te voilà sortie de ce que tu appelleras plus tard, le “non-monde”. Tu apprends de plus en plus de mots, et tu découvres le braille, qui te permet de lire ton premier livre à l’âge de huit ans.
A l’institut Perkins que tu rejoins en 1888, tu découvres avec bonheur la vie en collectivité avec d’autres enfants sourds et aveugles. Anne Sullivan t’apprend également à écrire, et à taper à la machine. Élève brillante, tu parleras jusqu’à sept langues, dont le français, l’allemand, le grec et le latin. A dix ans, tu découvres l’histoire d’une petite fille norvégienne, sourde et aveugle comme toi, qui a appris à oraliser, c’est à dire à s’exprimer par la parole. En posant tes mains sur la bouche et la gorge de ta professeure, tu finis par y parvenir toi aussi, prononçant à force de patience tes tous premiers mots : “je ne suis plus muette”.
En 1900, tu es admise haut la main au Radcliffe College, la branche pour jeunes femmes de l’université de Harvard. Devenue ton interprète et ton amie, Anne Sullivan traduit les cours, lettre après lettre, dans le creux de ta main. Tu as beau être d’une intelligence exceptionnelle, on imagine l’abnégation et la volonté qu’il t’a fallu pour décrocher quatre ans plus tard, en 1904, ta licence en lettres. Tu deviens alors la toute première personne sourde et aveugle à obtenir un diplôme universitaire. Entre temps, tu publies en 1903 ton autobiographie, “The story of my life”, qui connaît un immense succès. Traduit dans cinquante langues, elle fera de toi une célébrité nationale et internationale.
La fidèle Anne Sullivan restera à tes côtés jusqu’à sa mort, en 1936. Votre amitié aura duré quarante-neuf ans. Tu seras ensuite accompagnée dans tes nombreuses activités par deux autres femmes, Polly Thomson, qui vit avec toi depuis 1914, puis Winnie Corbally à partir de 1957.
Écrivaine prolifique puisque tu seras l’autrice de douze livres, tu es aussi une infatigable militante politique. Pacifiste convaincue, tu t’opposes vigoureusement à l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre Mondiale. Tu te bats pour les droits des personnes en situation de handicap bien sûr, mais aussi pour le droit à l’avortement et le droit de vote des femmes (que les Américaines obtiendront en 1920). Tu luttes également pour l’égalité raciale entre les noirs et les blancs. Si on ajoute ton appartenance au parti socialiste et ton combat contre l’exploitation des classes laborieuses et les inégalités de richesse (en bonne germanophone, tu as lu Marx et Engels dans le texte), ton CV militant t’aurait certainement valu en 2025 d’être qualifiée de dangereuse woke. Le FBI ne s’y est d’ailleurs pas trompé, te surveillant comme le lait sur le feu pendant une bonne partie de ta vie.
Rien de tout cela cependant ne vient entacher ton immense popularité. En 1948, tu te rends au Japon, un pays dont la population t’adule, pour rendre hommages aux victimes d’Hiroshima et de Nagasaki. Tout au long de ta vie, tu rencontreras d’innombrables célébrités: Charlie Chaplin, Eleanor Roosevelt, Nehru, la reine d’Angleterre et douze présidents américains, dont John Fitzgerald Kennedy et Lyndon B. Johnson. Ce dernier te remettra en 1964 la médaille présidentielle de la liberté, la plus prestigieuse décoration civile des États-Unis, quatre ans avant ta mort, le 1er juin 1968.
Derrière ton personnage public se cachait une femme d’une grande sensibilité. Tu es tombée amoureuse, te fiançant en secret en 1930 avec Peter Fagan, un jeune journaliste au Boston Herald. Mais lorsque ta famille découvre le pot aux roses, ton fiancé est chassé sans ménagement. Il est à l’époque totalement inenvisageable qu’une personne en situation de handicap puisse avoir une vie affective, sexuelle et familiale. Un préjugé qui est malheureusement loin d’avoir disparu aujourd’hui.
Dans une société validiste qui fait encore bien peu pour permettre à chacun·e d’exprimer tout son potentiel, combien d’enfants extraordinaires sont condamnés à l’isolement, faute de rencontrer leur Anne Sullivan ? De combien d’Hélène Keller nous privons-nous, en faisant le choix, au mépris de la loi, de laisser sur le bord du chemin ces enfants et leurs familles ? Il suffirait pourtant parfois de peu de choses. Je pense par exemple à tous ces enfants sourds qui pourraient suivre une scolarité parfaitement normale en bénéficiant d’un enseignement quotidien en langue des signes. Former des enseignants à la langue des signes, mais vous n’y pensez pas monsieur, les caisses sont vides…
Revenons à ton premier discours, chère Helen. C’est un texte magnifique, et je ne résiste pas à l’envie d’en citer un extrait.
“Je vais essayer de vous faire sentir qu’aucun de nous ne peut rien faire seul, que nous sommes tous ensemble. Je n’aime pas ce monde tel qu’il est. J’essaie de le rendre un peu plus comme je voudrais qu’il soit. Peut-être pensez-vous à quel point j’ai été aveugle. Vous avez vos yeux, vous voyez le soleil, et pourtant vous êtes plus aveugle que moi. […] Nous sommes tous aveugles et sourds jusqu’à ce que nos yeux s’ouvrent à nos semblables. Si nous avions une vision pénétrante, nous ne supporterions pas ce que nous voyons dans le monde d’aujourd’hui. »
Comme tu as raison, Helen. Ces mots sont d’une terrible actualité, dans ce monde si souvent indifférent aux innombrables souffrances infligées aux femmes, aux hommes et à la nature.
Tu croyais, chère Helen, que l’Homme était destiné à la lumière. Puissions-nous ouvrir nos yeux et nos oreilles pour échapper aux ténèbres, avant qu’il ne soit trop tard.
Je ne te connaissais pas, Helen Keller. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas.
Portrait rédigé par Guillaume Dufresne
Ressources utilisées pour ce portrait:
– Helen Keller, les Odyssées de France Inter
– Les vies radicales d’Helen Keller: sourde, aveugle et rebelle, France Inter
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