Enheduana, premier·ère écrivain·e de l’Histoire

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Enheduana, vers 2300 avant Jésus-Christ, Mésopotamie, princesse, prêtresse et poétesse

Chère Enheduana,

De toutes les femmes que j’ai découvertes dans cette grande aventure des chères oubliées, tu es sans conteste la doyenne. Tu as en effet vécu au 23ème siècle avant notre ère, dans l’Empire Akkadien qui dominait alors la Mésopotamie. Ce sont donc près de 43 siècles d’Histoire qui nous séparent.

J’avais appris à l’école que la Mésopotamie avait connu la naissance de l’écriture, entre 3400 et 3100 ans avant Jésus-Christ. Fun fact, l’écriture a probablement été inventée au moins quatre fois. En Mésopotamie donc, mais aussi en Égypte vers – 3250, en Chine vers – 1200 et dans les plaines du Sud du Mexique et du Guatemala vers – 500. Mais, ô surprise, on ne m’avait jamais raconté que les premiers textes signés de l’Histoire avaient été rédigés par une femme. Et cette femme, chère Enheduana, c’était toi!

Tu es la fille du grand Sargon, roi de la ville d’Akkad. Après sa victoire sur le royaume de Sumer, dans le sud de la Mésopotamie, il fonde l’Empire Akkadien, premier Etat moderne de l’Histoire. Mais comment exercer son autorité dans un territoire aussi vaste, s’étendant grosso modo sur l’Irak et la Syrie actuelles. Sargon, qui a une grande confiance en toi, décide donc de t’envoyer dans la ville d’Ur pour occuper les fonctions de grande prêtresse de Nanna, déesse de la lune, et d’Inanna, déesse de l’amour et de la guerre. Vastes sujets, j’imagine que tu ne devais pas abuser des jours de RTT ! D’autant que tu occupes aussi de facto, au nom de ton père, le pouvoir politique sur la cité d’Ur et par la même, sur une bonne partie du sud de la Mésopotamie. Tu occuperas cette charge pendant une quarantaine d’années, il semble donc que oui, grande prêtresse c’est une bonne situation.

Mais à la mort de Sargon, vers – 2279, le pays Sumer se révolte, avec à sa tête un certain Lugal-Ane. Tu seras même exilée par ce dernier pendant quelques années, avant que ton demi-frère Rimush ne parvienne à mater les rebelles et à te rendre les clés de ton temple et de la cité d’Ur.

C’est d’ailleurs pendant cet exil que tu composes certains des plus beaux textes qui nous sont parvenus, de magnifiques hymnes adressés à la déesse Innana.

Morceau choisi : “Dame de tous les pouvoirs divins, resplendissante lumière, femme vertueuse habillée de rayons, aimée de An et Uras. Maîtresse du paradis, au grand diadème, qui aime la belle coiffure convenant aux hauts offices de la prêtresse, qui détient tous ses sept pouvoirs ! Ma dame, vous êtes la gardienne des grand pouvoirs divins, vous les avez suspendus à votre main. Comme un dragon, vous avez déposé du venin sur des terres étrangères. Quand, comme Iskur, vous rugissez sur la terre, aucune végétation ne peut vous résister”.

Outre leur puissance poétique, ces poèmes ont aussi ceci de remarquable qu’ils sont écrits à la première personne. Ce “je” change tout car là aussi c’est une grande première dans l’histoire de l’écriture.

“Moi, Enheduana, prêtresse d’Ur, j’ai apporté le fruit sacré à votre service. J’ai porté le panier rituel et entonné le chant de la joie. Mais les offrandes funèbres étaient apportées, comme si je n’avais jamais vécu là. Je me suis approchée de la lumière, mais elle me brûlait. Je me suis approchée de cette ombre, mais j’ai été couverte d’une tempête. Ma bouche mielleuse est devenue écume. Dois-je mourir à cause de mes chansons saintes?”

Et pour parler de ton exil : “Il m’a fait voler comme une hirondelle par la fenêtre. J’ai épuisé ma force de vie. Il m’a fait marcher à travers les buissons épineux des montagnes. Il m’a dépouillé du légitime vêtement de la prêtresse. Il m’a donné un couteau et un poignard en me disant : ce sont des ornements appropriés pour toi”

Ces mots ont plus de 4200 ans et franchement, ça claque! On t’attribue en tout plus de 40 hymnes, et tes textes ont été copiés et recopiés pendant plus de 2000 ans. Tu as grave fait le buzz quoi!

Tes écrits n’ont évidemment pas échappé à la polémique. Il est certain qu’à autant de siècles de distance, il n’existe pas de preuve absolue que tu aies écrit ces poèmes. Mais il n’existe aucune preuve du contraire, et t’en attribuer la maternité reste tout de même le scénario le plus vraisemblable.

C’est drôle tout de même, notre incapacité à accepter cette part de légende et de mystère quand il s’agit d’une femme. Je pourrais te raconter l’histoire de Fatima Al-Fahriya, fondatrice de la plus vieille université du monde encore en activité, celle d’Al Quaraouiyine à Fès, au Maroc. Ou bien celle de Juliette Dodu, première femme à recevoir une médaille militaire en 1870. Elle avait réussi à espionner les soldats prussiens, en installant une dérivation sur un fil de télégraphe utilisé pour leurs communications. Que d’énergie dépensée à démontrer que non vous comprenez, il est tout à fait impossible qu’une simple femme ait réussi à faire ceci ou cela.

Avec les hommes en général, ça passe crème. Il m’a fallu lire le livre de l’historienne Suzanne Citron, “Le mythe national”, pour apprendre que Vercingétorix était peut-être un personnage de fiction, composé par Jules César à partir de différents chefs arvernes, pour se tailler un ennemi à la hauteur des exploits qu’il voulait raconter.

Le titre de ton portrait m’a donné pas mal de fil à retordre. Puisque tes écrits sont les plus anciens à nous être parvenus, femmes et hommes confondu·es, écrire première écrivaine de l’histoire aurait été incomplet . Et je n’allais quand même pas écrire premier écrivain de l’histoire pour une femme. Alors j’ai opté pour le point médian. Il est quand même fort ce point médian. Incroyable de voir les torrents d’inquiétude que charrie un petit point en milieu de ligne. J’aimerais bien comprendre ce qui leur fait peur, aux pourfendeurs du point médian.

Mais je ne suis pas là pour parler de langage inclusif. C’est dommage parce que cela m’aurait permis de dire que jusqu’au 17ème siècle, on disait et on écrivait peintresse, philosophesse, médecine ou professeuse, sans que cela pose de problème à personne. Et puis l’Académie Française est passée par là, retirant tous ces termes du dictionnaire pour rappeler aux femmes qu’elles n’avaient rien à faire dans ces métiers. Il ne suffisait donc pas de les effacer de l’Histoire, il fallait aussi les effacer de la langue.

Mais revenons à toi, chère Enheduana. Peut-être retrouvera-t-on un jour, dans les sables de l’Irak ou de la Syrie, des textes plus anciens que les tiens, signés par une autre écrivaine, ou un autre écrivain. Mais en attendant, puissent les femmes et les hommes d’aujourd’hui ne jamais oublier d’honorer ta mémoire et ton nom.

Je ne te connaissais pas, Enheduana. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas.

Portrait rédigé par Guillaume Dufresne

 

Ressources utilisées pour ce portrait:
– France Inter: Les odyssées du Louvre, Enheduanna, première poétesse de l’histoire
– Les grandes oubliées de Titiou Lecoq
– Article de l’histoire par les femmes

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